Décisions du Conseil d'Etat du 10/7/23 et nouvelle doctrine pour les cliniques vétérinaires.

10 min
Ecrit par
Gilles Ravel
15/1/2024

CLAP DE FIN POUR LA CONSOLIDATION DU SECTEUR VETERINAIRE ?

A l’heure des bilans, l’année 2023 constitue une étape importante, dans le processus de financiarisation plus ou moins rapide de certaines professions libérales.

Après plusieurs années de combat administratif et judiciaire engagé par l’ordre des vétérinaires contre les réseaux de cliniques, le Conseil d’Etat a rendu, le 10 juillet dernier, 4 arrêts largement commentés depuis. Ces arrêts ont été complétés le 8 décembre 2023 par la publication d’une doctrine de 25 règles – pas moins ! - qui servira très probablement de guide à plusieurs professions libérales.

Spécialiste de la transmission des entreprises libérales, nous examinerons les conséquences de ces décisions sur les points à négocier lors d’une vente de son activité professionnelle, après avoir dressé une synthèse des restrictions apportées par la nouvelle doctrine.

1. L’évolution du contexte juridique issu des arrêts du Conseil d’Etat et de la doctrine.

Pour rappel, la genèse du conflit entre les réseaux de cliniques et l’ordre des vétérinaires, portait principalement sur 3 sujets:

  1. Les professions incompatibles : un associé ayant une autre activité en lien avec l’exercice de la profession vétérinaire présente-t-il un risque sur la liberté de prescription ? Doit-il être considéré comme une profession interdite pour avoir la qualité d’associé ? ;
  2. Les modalités d’exercice : la gestion d’un site vétérinaire (DPE) peut-elle être intégralement confiée à un (des) professionnel(s) non associé(s)  ?
  3. Enfin, et c’était le point le plus attendu, l’indépendance des associés en exercice dans une entreprise vétérinaire – notamment vis-à-vis de leur liberté de prescription – est-elle compatible avec une absence de contrôle effectif de l’entreprise ? L’ordre considérant que cette absence de contrôle effectif - les vétérinaires étant pourtant majoritaires en nombre d’actions détenues – résultait de la présence de nombreuses restrictions statutaires ou extra-statutaires.

S’agissant des professions incompatibles avec l’exercice de la profession vétérinaire,

l’article L.241-17 II 2 du Code Rural et de la Pêche Maritime (CRPM) stipule que la profession est interdite aux personnes ayant une activité d’élevage ou de production d’animaux ou encore de transformation de produits animaux. Deux réseaux de cliniques (IVC EVIDENSIA et ANICURA) ont pour actionnaire respectif les groupes NESTLE et MARS ALIMENTAIRE. Or ces multinationales ont des filiales de vente d’aliments pour animaux, considérée par l’ordre des vétérinaires comme une profession interdite.

Sur ce point, le Conseil d’Etat a considéré qu’une Holding peut détenir à la fois des titres d’entreprises qui exercent une profession incompatible et des titres dans une entreprise vétérinaire dès lors qu’aucune influence n’existe entre ces entités sœurs même si elles sont filiales d’un même groupe.

Pour les modalités d’exercice et le rattachement au domicile professionnel d'exercice (DPE) :

Le CRPM indique clairement que tout vétérinaire doit être rattaché au minimum à un site d’exercice (DPE), et qu’il est interdit à un vétérinaire de faire gérer de façon permanente un DPE par un confrère – Articles R 242-53 et R 242 66 du CRPM. Comme on pouvait s’y attendre, le Conseil d’Etat a rappelé que chaque DPE devait être géré par un professionnel associé et en exercice, au moins à temps partiel.

Enfin, concernant l’appréciation du contrôle effectif de l’entreprise libérale

Le Conseil d’Etat a considéré qu’il fallait prendre en compte l’ensemble des mécanismes des statuts et des conventions extra-statutaires, parfaitement valables en droit, pour apprécier si les professionnels disposaient ou non du contrôle effectif de l’entreprise. Par conséquent, ont notamment été sanctionnées :

  • Les règles dérogatoires de majorité et de quorum qui permettaient aux associés financiers, propriétaires d’une minorité suffisante, de bloquer l’adoption d’une décision,
  • La validation des décisions stratégiques prises en Assemblée par un comité majoritairement contrôlé par les associés non professionnels,
  • Les promesses unilatérales de vente des titres détenus par les professionnels, exerçables à tout moment et à la seule main des associés financiers,
  • Ou encore d’autres clauses visant à établir à un contrôle préalable de la gouvernance.

En revanche, le Conseil d’Etat n’a émis aucune restriction sur l’utilisation des actions de préférence qui permettent de dissocier la proportion de droits financiers de la quote-part de capital détenue par un associé. D’ailleurs, dans ses conclusions, le rapporteur public avait clairement indiqué qu’une répartition des droits financiers non proportionnels à la quote-part de capital détenu par un associé n’était pas de nature à démontrer l’absence d’indépendance des associés professionnels. Par conséquent, il est toujours possible que 99,xx% des droits financiers de l’entreprise vétérinaire soient détenus par des associés non professionnels (dès lors qu’ils n’exercent pas une profession incompatible) et que la majorité du capital, en nombre d’actions, soit détenue par des professionnels en exercice dans la société, lesquels doivent avoir toute latitude pour en assurer le contrôle effectif.

De la même façon, le rapporteur public indique que la détention par les vétérinaires d’une seule action – même si cette détention prend la forme d’un simple prêt à consommation de titres – ne démontre pas l’influence des associés financiers, dès lors que le solde des titres devant être détenu par des associés professionnels est la propriété d’un ou plusieurs vétérinaires en exercice dans l’entreprise.

⏳ Pour préciser la portée des clauses sanctionnées par le Conseil d’Etat, une mission de conciliation s’est ensuite tenue sous le patronage du ministère de l’Agriculture et de la Sécurité Alimentaire. Elle a conduit à l’édiction d’une doctrine en 25 points (pas moins !) publiée le 8 décembre 2023. Parmi eux, 18 sont relatifs à l’organisation de la gouvernance des structures vétérinaires, 3 concernent l’exercice effectif à temps partiel et 4 rappellent le rôle de l’ordre dans le contrôle de toute clause juridique et de la déontologie.

Pour ce qui relève de la gouvernance,

la doctrine précise que la stipulation de l’une des 18 règles ne suffit pas pour caractériser l’absence de contrôle effectif. Ces points constituent donc un faisceau d’éléments dont l’accumulation permet de conclure à la privation du contrôle effectif. Les préconisations précisent notamment :

❌ Que le quorum requis pour la tenue des Assemblées Générales Ordinaires (AGO) ne devrait pas être supérieur à 50% de l’ensemble des associés,

❌ Que les décisions prises en AGO devraient l’être à la majorité simple, que l’adoption du budget, le recrutement de dirigeants, les contrats de longue durée (leasing, etc.), les contrats nécessaires à l’exercice de l’activité vétérinaires, etc. ne devraient pas requérir l’aval des associés financiers.

✅ En revanche, peuvent faire l’objet d’un accord préalable des associés minoritaires les investissements ou désinvestissements significatifs, les acquisitions ou cessions,  les augmentations significatives de masse salariale, les modifications statutaires, et plus généralement toutes les décisions ayant une incidence significative sur la protection des droits financiers de l’actionnaire minoritaire.

❌ Qu’en présence de comité, de conseil de surveillance, etc. il est préconisé que la moitié au moins des membres soit constituée de professionnels en exercice ;

❌ Que les associés professionnels en exercice devraient s’organiser au sein d’un comité de façon à définir une position commune et assurer le contrôle effectif, préalablement à toute décision d’Assemblée.

❌ Que les obligations de « sortie conjointe » - en cas de réception d’offre d’achat portant sur 100% du capital - ne devrait pas s’appliquer aux titres détenus par les professionnels en exercice. Par ailleurs en cas de cession, les clauses d’agrément prévoyant une double majorité des vétérinaires associés et des deux-tiers des associés devraient être évitées.

❌ Que les promesses de vente des titres détenus par les professionnels en exercice devraient être rendues réciproques via des promesses d’achat symétriques et que leur exercice devrait être limité à des cas de type interdiction d’exercice, incapacité de longue durée, cessation d’activité, ...

✅ Que la répartition inégalitaire des bénéfices et des droits financiers entre associés professionnels et associés financiers n’affecte pas l’indépendance professionnelle des premiers, sous réserve de clauses abusives.

Pour ce qui concerne la gestion d’un DPE,

la doctrine précise que si l’exigence d’exercice et la responsabilité déontologique est indépendante de la quotité de capital détenue , il est toutefois nécessaire que le professionnel soit associé pour faire valoir ses vues – en qualité de soignant et de coordinateur – auprès des organes de gouvernance de la société. Chaque associé responsable de DPE sera l’interlocuteur de l’Ordre en matière de déontologie, de bonnes pratiques professionnelles et de missions sanitaires du vétérinaire. Enfin l’ordre considérera plusieurs critères pour juger de l’adéquation entre le temps partiel d’exercice et la situation notamment :

- Une durée minimale de 3 demi-journées par semaine (pour un simple cabinet), durée à adapter selon l’importance du DPE ;

- La distance entre les DPE supervisés par un même associé ;

- Le total de DPE rattachés à la société au regard du nombre de vétérinaires en exercice (sans qu’un nombre maximum de DPE par société soit imposé) ;

- La matérialité du service rendu à la clientèle permettant de démontrer la maitrise de la chaine de soins.

Enfin cette doctrine rappelle que le contrôle du respect de la déontologie par l’ordre est une obligation légale qu’aucune clause de confidentialité ou autorisation préalable ne saurait mettre en échec.

2.  Quelles conséquences sur les cessions de cliniques vétérinaires ?

Nous nous intéresserons aux répercussions potentielles et indirectes des arrêts du Conseil d’Etat dans les négociations de vente. Plus particulièrement, nous aborderons les sujets liés :

⏭️ A l’opportunité ou à l’obligation de réinvestissement,

⏭️️ Aux conditions de perception du complément de prix

⏭️️ A la clause de non-concurrence,

⏭️ Conséquences du contrôle effectif exclusif par les professionnels en exercice.

Le contrôle effectif de l’entreprise vétérinaire revenant sans ambiguïté aux professionnels en exercice, les associés financiers minoritaires seront légitimement attentifs à sécuriser leurs investissement par d’autres moyens que les clauses de gouvernance dont l’usage a été fortement limité par le Conseil d’Etat et la doctrine. En contrepartie des aménagements de ces clauses de gouvernance, il est possible que certaines clauses destinées à protéger l’investissement réalisé contre une baisse potentielle de la valorisation de l’entreprise ou une baisse du rendement escompté soient revues ou introduites (clause de liquidation préférentielle, clause de ratchet, etc.).

Contrairement aux clauses de gouvernance qui instaure un contrôle « à priori », ces clauses financières de protection s’appliquent « à postériori », lors d’un évènement de liquidité (un transfert de titres). Leur mécanisme revient à tirer les conséquences d’une trop forte variation de la valeur et à modifier la répartition des droits financiers entre les associés professionnels et l’associé financier pour :

i) « Réduire » la perte des investisseurs en cas de sous-performance de l’entreprise (vs les perspectives initialement annoncées par les dirigeants)

ii) Ou plus rarement, « limiter » le bénéficie de l’investisseur au profit des associés professionnels en cas de surperformance de l’entreprise.

Sous les réserves d’usage (clauses léonines, etc.), ce type de clause ne semble pas contraire aux règles ordinales. En revanche, leur mise en œuvre suppose une conservation suffisante des droits financiers par tout ou partie des professionnels en exercice.

Le professionnel cédant qui se verra proposer (ou imposer) un réinvestissement devra donc être attentif à la présence et au fonctionnement de ces clauses statutaires ou extra-statutaires destinées à assurer la protection financière de l’associé minoritaire non professionnel. Il devra s’interroger sur les conditions de sortie de son réinvestissement et sur son calendrier pour apprécier s’il est susceptible d’être concerné ou non par un mécanisme de protection des intérêts financiers de l’associé minoritaire. Ces précautions relatives à tout réinvestissement étaient déjà de mises avant la doctrine du Conseil d’Etat ; elles le sont d’autant plus après, la doctrine publiée le 8 décembre 2023 obligeant les associés financiers à s’interroger sur les modalités de protection de leurs investissements.

⏭️  Risque de radiation et perception d'une partie du prix de vente.

La jurisprudence rendue en 2023 a également confirmé la validité des décisions ordinales de radiation des structures non conformes. Dans une première réflexion, on pourrait estimer que ce risque est étranger au vendeur. Or, dans la majorité des cessions, le prix de vente comporte deux parties : un paiement « upfront » réglé à la date de cession et un complément de prix (earn-out) payé dans les années qui suivent en fonction de l’atteinte d’un critère convenu (le CA, l’EBE, ...) entre les parties. Tout vendeur, s’il veut percevoir son complément de prix, devra donc obtenir des garanties de l’acquéreur de l’absence de risque de radiation de sa structure d’exercice ultérieurement à la vente ou à défaut l’octroi d’indemnités compensatrices.

⏭️ Risque de radiation et maintien des revenus professionnels

Pour les mêmes raisons (risque de radiation et conséquences financières subséquentes), les vendeurs seront vigilants à la caducité de leur clause de non-concurrence et plus largement de tous leurs engagements liés à une poursuite de l’exercice professionnel en cas de résistance de l’acheteur à mettre la structure d’exercice en conformité avec la doctrine en vigueur.

Ainsi, il ressort que les professionnels désireux de céder leur activité à un groupe tout en poursuivant leur exercice doivent désormais se montrer plus vigilants sur les conséquences qu’ils pourraient supporter du fait d’une non-conformité de leur acquéreur.

Si les décisions obtenues et la doctrine établie par les vétérinaires ont sans aucun doute vocation à s’appliquer à d’autres professions libérales réglementées, elles ne semblent pas pour autant augurer d’un point final à la financiarisation de ces secteurs. En effet, elles n’interdisent ni la présence d’investisseurs financiers, ni même la possibilité qu’ils détiennent la majorité des droits financiers (pour les entreprises vétérinaires). La séquence judiciaire de 2023 à l’initiative de l’ordre des vétérinaires vient rappeler que le profit des investisseurs financiers ne pourra être recherché que dans le strict respect du principe d’indépendance des professionnels en exercice ce qui suppose le contrôle effectif de l’entreprise par les professionnels concernés.

Il assez probable que la financiarisation poursuive son développement de façon hétérogène selon les segments professionnels et les mécanismes de régulations qui s’adapteront au fil de l’eau, au gré des décisions ordinales et judiciaires. Le législateur préserve ainsi la coexistence de plusieurs systèmes sans casser les dynamiques émergentes et à l’œuvre dans les secteurs vétérinaires, ophtalmologiques, dentaires, biologiques ou radiologiques en particulier. En outre, les décisions rendues permettent à la puissance publique conserve tous les leviers de régulation (autorisations préalables, formes juridiques admises, tarification, etc.) pour faciliter, réguler ou limiter cette financiarisation.

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